La brouette bleue.

La brouette bleue Si par bonheur, vous vous promenez du coté de Burzet en Ardèche, peut-être serez vous surpris comme mon ami Jean-Marc Chamard, qui a immortalisé l’instant sur cette magnifique aquarelle, par la couleur de la brouette d’Amédée ! Elle est bleue… Oui, bleue Gordini ! « Et pourquoi ? » me direz-vous. Eh bien, voilà l’histoire : Il y a dans la vie d’Amédée très peu de dates importantes, le 17 novembre la foire aux chevaux à Aubenas et, le 7 janvier la foire aux cochons. Mais surtout, il y a en janvier aussi, le passage du rallye de Monte Carlo. Non point qu’il soit passionné par les automobiles, il n’a même pas le permis de conduire. Mais Amédée a depuis toujours été fasciné par la vitesse à laquelle les pilotes sont capables de rouler sur la minuscule route qui passe devant sa ferme. Bien sûr, le bruit des échappements effraie un peu les chèvres, sa femme prétend même que cela leur fait tourner le lait… Mais les femmes, « elles ne sont jamais contentes », comme il le dit souvent. « Dis Amédée, au lieu de rêvasser, qu’attends-tu pour vider le lavoir ? Tu veux que le gel l’espéte ! lui crie-t-elle un beau jour. — Oui, ma Pauline, je m’en occupe tout de suite ! » Jamais contente, pense Amédée Elle a pourtant raison, et il le sait. Le ciel de décembre, bleu acier, balayé par le mistral, laisse deviner de fortes gelées. La nature doucement a commencé son long sommeil. Déjà à certains endroits mal exposés, les brins 10 d’herbe et les toiles d’araignées sont parfois blanches le matin. Armé d’un maillet, les manches retroussées, il cherche dans l’eau glacée le bouchon de bois. Après quelques coups bien ajustés, voilà l’eau qui s’écoule, hélas… sur la route. Le lendemain à l’aube, après la traite, Amédé, tranquille, bourre sa vieille pipe de tabac gris devant la porte de l’écurie, contemplant le miroir d’eau gelée sur les pavés, quand soudain, il entend un vrombissement montant de la vallée. « Putain… Des essais. » Vite, il va au bout du chemin, mais déjà la voiture arrive… Par des gestes désespérés il fait signe au pilote de ralentir, lequel répond à ce qu’il croit être un bonjour, par un joyeux coup d’avertisseur et lève son pouce en l’air. Croyez-moi, il n’a pas lâché son volant bien longtemps, car la Renault 8 au contact de la glace entama un ballet digne des championnats du monde de patinage artistique : double salto, tripes axels, pirouettes avants, pirouettes arrières… Amédée heureux comme un enfant, jouissait de ce spectacle extraordinaire, quand soudain la voiture disparut ! Aux cris de Pauline, il comprit qu’elle était entrée dans l’étable, les chèvres, elles, en sortaient en courant ! Doucement, car inquiet à l’idée du spectacle qui l’attendait, Amédée s’avança vers la petite porte cochère. Incroyable, l’automobile était intacte ! Le pilote essayait de sortir par la vitre ne pouvant ouvrir la portière vu l’étroitesse de l’endroit ! L’auto était presque plus grande que la pièce ! Le conducteur heureusement de petit gabarit, réussit enfin à s’extirper du véhicule et en retirant son casque, hilare, contempla le tableau. 11 « Nom de sort, la voilà bien garée, et pas de dégâts ! Bonjour messieurs dame, enchanté, je m’appelle Jeannot, désolé pour le dérangement. » Pauline ne criait plus, abasourdie par cet événement. « Bonjour monsieur, moi je m’appelle Amédée… Je vous ai fait signe de ralentir mais… — Amédée ? Tient c’est bizarre, comme M. Gordini, le constructeur de cette fabuleuse auto. — À ça pour être fabuleuse… elle l’est ! Elle rétrécit quand elle voit une ouverture, répond Amédé. Mais comment va-t-on la ressortir maintenant ? — Faut pas casser la porte » s’inquiète Pauline. Jamais contente, pense Amédée. « Ne vous faites pas de soucis, l’équipe technique bientôt va arriver. Mais je crois qu’il vont chercher l’auto longtemps si on ne sort pas leur faire un signe. » Sur le bord du talus, Jeannot et Amédée attendaient le camion d’assistance. « Dites monsieur Jeannot, d’après vous, pourquoi cette auto est-elle si fabuleuse ? demanda soudain Amédée. — Parce que M. Amédée Gordini a le don de la mécanique, dans la profession on le surnomme ‘‘le sorcier’’. Mais son véritable secret, surtout ne le dites à personne, toutes ses automobiles sont bleues… Voila pourquoi elles sont fabuleuses ! » répond Jeannot avec aplomb selon son habitude de plaisantin. Le petit camion ne tarda pas à arriver. Bien sûr les ingénieurs et mécanos furent médusés de retrouver l’auto en parfait état dans cette minuscule cave. Après bien des commentaires et des essaies, il fallut se rendre à l’évidence : elle était plus large que la porte ! Le démontage des roues, des ailes, et de nombreux accessoires furent nécessaire pour la ressortir, car elle avait du rentrer penchée sur deux roues ! 12 « Attention à ma porte ! » répétait sans cesse Pauline. Jamais contente, pensait Amédée. Ce n’est que vers quatorze heures que la Renault 8 Gordini bleue était à nouveau sur la petite route prête à repartir. L’ingénieur dédommagea Pauline. « Deux cents francs, ce n’est pas beaucoup ! marmonna t-elle. — Jamais contente » lui dit Amédée. Dans le camion où les mécaniciens rangeaient les outils, Jeannot pris une boite de peinture bleue 418 et l’offrit à Amédée : « Chut… voila le secret, tenez c’est pour vous, en remerciement. » Sitôt le calme revenu, Amédée s’enferma dans son atelier et commença le travail. Le lendemain matin, fier et heureux, il fit voir à Pauline sa brouette fabuleuse… Il l’avait peinte en bleue… « Elle n’est pas bien belle ! dit-elle. — Jamais contente » grogna Amédée.EXTRAIT  "MON VIVARAIS SECRET." Édouard Pailhès.